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07/07/2010

Eaux-les-Bains

Der zauberberg




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"Du bon usage de la lenteur"

extrait du livre de Pierre Sansot, ed.Rivages poche/petite bibliothèque
extrait du chapitre un ennui de qualité:
[...]Je n'ai aucune confiance dans les villes aussi turbulentes, tourmentées, oublieuses d'elles-mêmes et de leur âme: Je n'ose pas vous proposer une ville tout autre, celle-là creuse, ignorante, dépourvue d'attraits, seulement soucieuse d'un bon restaurant (rapport qualité-prix intéressant), où les prédicateurs ont oublié l'exemple de Bossuet ou d'un Lacordaire et où les femmes seront toujours inappliquées à leur apparences. En présence de tant de médiocrité, vous suffoquerez, vous serez la proie d'un ennui veule auquel vous ne saurez échapper. Or l'ennui auquel je vous convie, il faut que vous l'ayez choisi, qu'il vous permette d'élargir votre espace de respiration, que votre exil ne vous ait pas été imposé par la vulgarité. Je vous conseille donc une ville d'eaux (pour le moins une cure thermale à Vichy, Vittel ou Aix-les-Bains, chacune de ces stations module à sa manière sa tempérance à exister), et il serait souhaitable que vous séjourniez dans le lieu qui convient le mieux à votre spleen.
Le choix du logement importera et je ne peux pas présumer de celui qui vous était destiné: un logement meublé, une pension de famille, un hôtel modeste, déclassé, un palace. Réfléchissez avant de prendre une décision. A Aix-les-Bains, les palaces surplombent la ville, ils sont d'une autre époque, celle de l'abondance, des grandes fortunes. Matin et soir, vous longerez des pièces, des halls avant de vous rendre à la salle à manger. cependant il existe des pensions de famille coquettes qui affichent sans cesse "complet", où l'on se heurte sans arrêt à d'autres pensionnaires et où les servantes ont de la peine à se frayer un passage au milieu des tables. Certaines se situent au bord du lac. Un léger brouillard envahit, le soir, un jardin minuscule dans lequel s'attardent les convives. Qu'entendez-vous élire pour votre ennui, la vastitude d'un palace ou l'encombrement d'une pension de famille - comme si le vide et le trop-plein pouvaient exercer le même pouvoir? Il me semble que je serais davantage accablé par la surcharge d'une étendue que par son évanescence vertigineuse.
A l'opposé de la forteresse des villes d'eaux, un observateur pressé redouterait que l'on s'ennuie dans un lieu tenu à l'écart du travail, de la passion, des agitations humaines. Dans un lieu anachronique, l'individu ne se demande jamais comment "passer le temps". En fait les journées sont bien remplies et les corps fatigués aspirent à un repos mérité. Il y a plus, l'homme acquiert un statut déterminé: celui de curiste, qu'on lui rappelle sans cesse. Il s'habille, il se lève, il boit, il salue ses semblables comme un curiste. Il écoute une musique tempérée et digne d'un curiste. Au casino, il se livre modérément à la passion du jeu, commettant seulement une folie de curiste. Le matin, il ouvre ses volets sur un parc thermal et les étoiles révèlent elles aussi un ciel thermal. Nous avons remarqué à l'origine de l'ennui un vertige concernant ce que nous sommes, ce qu'il nous convient d'être. Une telle angoisse en présence du "peut-être", du "tout" et du "rien", disparaît quand on a endossé, avec conviction et plaisir, un état semblable.
L'ennui nous guettait parce que nous avions des problèmes avec le temps, avec un présent qui s'effilochait ou qui se répétait, avec un avenir privé de consistance. La ville thermale, par l'anachronisme de son architecture, de son personnel, de ses rites, souvent par sa situation géographique, tient ses fidèles hors des harcèlement du temps. Une ville d'eau et qui dit à ce point la gloire de l'eau tiède, gazeuse, pétillante, sulfureuse, ferrugineuse, quel rapport peut-elle bien entretenir avec le monde? La durée ne peut pas y paraître languissante puisque rien ne la mesure. Le temps ne peut nous surprendre par ses stases puisque par principe il ne s'écoule pas. "Jamais tu ne te baigneras dans le même fleuve", disait le philosophe grec avec quelque mélancolie. "Toujours, chaque jour, tu t'abreuveras de la même eau, à la même source", nous promet le médecin-chef.[...]


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